Admire puis oublie, encense et durement denigre dans l’hexagone
Jean-Paul Sartre (1905-1980) n’etait pas seulement un philosophe marxiste (original d’ailleurs car egalement phenomenologue), un ecrivain, un dramaturge existentialiste (rappelons que ce terme avait ete invente plus par les journalistes de l’epoque que par Sartre lui-meme), un pianiste hors-pair et un redoutable critique litteraire qui refusa le prix Nobel en 1964. C’etait aussi un formidable psychologue, toujours prompt, comme Michel Foucault, a analyser phenomenologiquement (a la fois au sens hegelien qu’husserlien) les micro-mecanismes d’alienation et de domination sociales et politiques qui constituent notre monde quotidien.
Puis il fut vivement critique une fois de plus par la generation suivante de penseurs, post-structuralistes et post-marxistes, tel que Michel Foucault, qui ne voyait en lui qu’un intellectuel vieillissant, cherchant desesperement a comprendre le XXe siecle a l’aide de concepts philosophiques issus du XIXe siecle
Sartre connut d’abord un succes immense de 1945 jusqu’au debut des annees 60, qui marquerent l’arrivee du structuralisme avec l’ethnologue et anthropologue Claude Levi-Strauss (1908-2009), le psychanalyste Jacques Lacan (1901-1981) et le semiologue Roland Barthes (1914-1980), pour ne citer que les plus connus, qui briserent le dogme du sujet cartesien quelque peu tout puissant sur lequel reposait en grande partie la philosophie sartrienne. Ouvrons d’ailleurs ici une petite parenthese concernant la rivalite Sartre/Foucault. Celle-ci releve beaucoup plus d’une bataille egoistique que d’une profonde divergence intellectuelle, l’un et l’autre cherchant, comme tout penseur qui cherche a faire valoir ses idees, a attirer l’attention de ses pairs et a occuper une position dominante au sens du champ universitaire et philosophique (cf. l’excellent article de Jeanette Colombel, Sartre et Foucault, redige pour le numero 384 de Fevrier 2000 du magazine litteraire intitule pour Sartre). Fermons la parenthese. Puis Sartre fut oublie pendant quelques temps, notamment en France: il est encense a travers la belle et limpide introduction de sa pensee d’Aliocha Wald Lasowski et l’ouvrage psychanalytique, Sartre avec Lacan, correlation antinomique, liaison dangereuse, de Clotilde Leguil. Mais il est aussi severement critique, avec Simone de Beauvoir, (d’une facon plus « people philosophique » que philosophique a proprement parler) a travers le tome 9 de la contre-histoire de la philosophie de Michel Onfray, les consciences refractaires, aux editions Grasset et Fasquelles (cf. bibliographie en bas de page).
Voila comment Sartre fut traite. Mais ce n’est pas cela qui m’interesse fondamentalement. Certes je vous en ai parle, mais pour vous introduire un peu le personnage. Certes je viens de vous en parler, mais pour vous amener, comme je le fais d’habitude, a ma perspective, a ce que je pense de Sartre. Comme lui, et comme Nietzsche et Deleuze, je pense que la philosophie se doit d’etre toujours connectee a la vie en general et a nos existences dans ce qu’elles ont de plus singulier et de plus concret. Sartre excellait dans cette entreprise, car il a fait l’effort de decliner ses idees non pas seulement pour des esprits philosophiques, a travers ses essais, mais aussi pour l’humain banal, pour monsieur et pour madame tout le monde, vous et moi, tel que l’on est la plupart de la journee, a travers ses romans et ses pieces de theatre. Mais meme tous ses livres ne sont jamais « purs » d’un point de vue stylistique:
– l’etre et le lumen neant (1943), l’un de ses plus celebres essais philosophiques, est truffe d’exemples litteraires dans le triple but de soutenir une argumentation philosophique, d’agresser le lecteur tout en lui permettant de souffler apres s’etre tape des pages et des pages compliquees sur la dialectique phenomenologique existant entre moi et le monde, et entre moi et autrui.